Il est désormais établi que le réchauffement climatique aura un impact économique considérable sur de nombreux secteurs, et bien au-delà des plus évidents comme l’énergie ou les transports. Si les liens entre économie et changement climatique ont été largement étudiés, les recherches relatives à ses conséquences sur le système financier sont plus rares : parmi plus de 20 000 articles publiés dans 21 revues financières majeures entre 1998 et 2015, seuls 12 sont en lien avec le climat.
Quelques semaines après de nouveaux engagements de neutralité carbone pris par des investisseurs à l’occasion du sommet climat des Nations unies et à l’approche du « Climate Finance Day » du 29 novembre 2019, il est intéressant de se pencher sur les avancées et les obstacles rencontrés par les investisseurs pour intégrer les enjeux climatiques.
Dès septembre 2015, le gouverneur de la banque d’Angleterre Mark Carney alertait le système financier sur son exposition aux risques engendrés par les changements climatiques. Quelques mois plus tard, 195 pays approuvaient l’accord de Paris, qui fait explicitement référence au rôle des investisseurs
« […] rendant les flux financiers compatibles avec un profil d’évolution vers un développement à faible émission de gaz à effet de serre et résilient aux changements climatiques ».
Dans un tel contexte, les investisseurs font face à deux problématiques. Tout d’abord, la transition énergétique nécessite des financements importants – 2,4 trillions de dollars par an dans les vingt prochaines années, rien que pour le système énergétique. Ils doivent intégrer ensuite de nouveaux risques climatiques.
La théorie financière suggère que les investisseurs intègrent toute l’information disponible dans leur prise de décision. Mais dans la pratique, l’analyse de la nouvelle famille des risques climatiques rencontre de nombreux obstacles.
Lorsque l’on parle de risques climatiques, on pense d’abord aux actifs détruits ou rendus inutilisables par des catastrophes naturelles, des ouragans ou la montée du niveau des océans. Il s’agit là de risques dits « physiques », « définis comme l’exposition aux conséquences physiques directement induites par le changement climatique ». En octobre 2018, par exemple, le niveau du Rhin a atteint des niveaux historiquement bas, causant des ruptures dans les chaînes d’approvisionnement et des pertes importantes pour de grandes entreprises, (estimées à 285 millions de dollars pour l’entreprise BASF).
Mais la communauté financière considère aussi des risques de « transition », « définis comme l’exposition aux évolutions induites par la transition vers une économie bas carbone ». Des mesures d’atténuation, comme une hausse rapide du prix du carbone, peuvent engendrer des risques pour les entreprises fortement émettrices de gaz à effet de serre. À partir de 2011, l’industrie du charbon a ainsi été victime d’une rapide dévalorisation de ses actifs, due à des contraintes réglementaires grandissantes et à des technologies de substitution plus rentables, rendant les centrales au charbon trop chères à exploiter.
Des travaux récents s’appuient sur l’analyse de scénarios pour estimer l’étendue possible des risques climatiques. La démarche consiste à décliner des scénarios climatiques et économiques existants en pertes financières pour des portefeuilles.
Ainsi, les pertes financières associées à un scénario sans effort supplémentaire d’atténuation du réchauffement climatique pourraient atteindre 1,8 % de la valeur totale des actifs mondiaux, (soit 2 500 milliards de dollars).
Plus récemment, la banque centrale néerlandaise a réalisé ce même exercice sur le bilan de ses principales institutions financières (représentant 2 300 milliards d’euros) : les pertes liées à des risques de transition pourraient varier entre 48 milliards (2 % des actifs détenus par les institutions néerlandaises) et 159 milliards (7 %).
Dans les faits, on constate que la finance peine à intégrer ces évolutions, pour plusieurs raisons.
La première est géographique. Les risques physiques du réchauffement climatique seront concentrés dans certains pays, généralement éloignés des pôles financiers. Il en est de même pour les actifs potentiellement « enlisés » par un risque de transition, qui se situent majoritairement en Chine, en Inde, aux États-Unis, en Europe de l’Est et en Indonésie. Cet éloignement géographique des risques climatiques contribue à une moins bonne connaissance des mécanismes de propagation des risques et de leur matérialité.
Les risques climatiques sont aussi lointains en termes d’horizons, puisque les scénarios climatiques portent jusqu’à 2100. Or les risques conventionnels sont encore souvent pilotés sur des horizons courts. À titre d’illustration, les exercices de « stress-test » réglementaires – qui consistent à simuler des chocs économiques pour tester la solidité financière des banques – sont aujourd’hui réalisés sur des horizons d’environ deux ans. Cette incohérence entre les horizons d’investissement actuels et des enjeux climatiques se résume par la notion de « tragédie des horizons » introduite par Mark Carney.
Par ailleurs, la plupart des modèles actuellement utilisés s’appuient sur des données historiques : un facteur de risque est déterminant si, et seulement si, il a été significatif par le passé. Or les enjeux climatiques se caractérisent par des impacts futurs non observés à ce jour : il est donc impossible de les intégrer correctement.
D’autre part, les risques climatiques sont modélisés dans plusieurs scénarios possibles, mais sans probabilités associées. Là encore, l’approche traditionnelle en finance consiste à associer une perte potentielle à une probabilité. En témoigne la réaction d’un analyste de risque de crédit à la suite d’une présentation de scénarios climatiques de Météo France :
« Si on n’arrive pas à obtenir des probabilités après les analyses des scénarios, cela ne sert à rien. Nous avons besoin de probabilités de défaut pour faire tourner nos modèles. »
Au-delà des défis techniques, l’acceptation d’autres méthodologies, comme l’analyse de scénarios, par les directions des risques nécessite d’adapter le cadre actuel de gestion des risques. Le régulateur a un rôle majeur à jouer dans cette transformation et a déjà initié de nombreux travaux en ce sens.
D’autre part, croiser de façon plus systématique les perspectives des directions financières avec celles d’autres fonctions, comme les services de développement durable, apparaît indispensable. Plus largement, intégrer les enjeux climatiques nécessite une expertise rarement détenue en interne, la collaboration avec des scientifiques et des économistes du climat est donc primordiale.
Mesurer et atténuer les risques climatiques supposera aussi d’accentuer les pratiques d’engagement actionnarial des investisseurs. Grâce à leur droit de vote, ils peuvent proposer et soutenir des résolutions en faveur du climat durant les assemblées générales. Ils peuvent aussi interpeller les entreprises sur les risques climatiques lors des rencontres avec les directions ou au travers d’initiatives collectives.
Bien que reconnue à la fois par la recherche académique et par les professionnels, l’efficacité de ces stratégies d’engagement actionnarial proactif en faveur du climat se retrouve en tension avec une stratégie de désinvestissement : faut-il fuir les entreprises fortement émettrices de gaz à effet de serre ou faire en sorte que leurs pratiques négatives pour le climat changent ?
Un désinvestissement important permet d’envoyer un signal fort à une entreprise, en ayant un impact à la baisse sur le prix de ses actions et en la privant de conditions avantageuses de refinancement. Mais, sur les marchés financiers, désinvestir c’est vendre des actifs à d’autres investisseurs, qui sont peut-être indifférents à la lutte contre le réchauffement climatique et qui n’engageront donc pas de dialogue actionnarial sur le sujet.
Enfin, désinvestir pour réduire son exposition aux risques climatiques peut avoir un effet de double peine pour certaines zones géographiques, en dégradant la situation économique, et donc les capacités d’adaptation de ces régions.
Vincent Bouchet, Doctorant sur l’intégration des enjeux climatiques en finance, École polytechnique et Nicolas Mottis, Professeur, management de l’innovation et entrepreneuriat, École polytechnique
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.