En février 2019, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture a publié un rapport alarmant sur l’état de la biodiversité pour l’alimentation et l’agriculture dans le monde. En mai de la même année, la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques a publié un rapport tout aussi alarmant sur le déclin de la biodiversité.
L’occasion de faire le point sur un exemple tangible de notre gestion de la biodiversité, celui des semences à la base de toute notre alimentation.
Depuis que nous avons pris conscience de l’érosion des ressources génétiques, il n’a été question que de limiter cette érosion, et non de contribuer à la production des ressources. Remise en contexte historique, une telle vision est intrigante et alarmante.
L’œuvre séminale de Charles Darwin a démontré que la biodiversité est dynamique. Le mécanisme de la divergence évolutive – par lequel les lignées s’écartent peu à peu des unes des autres et de leur racine commune – est progressif et continu. Le système entier est en perpétuelle évolution. La diversité existe à toutes les échelles (individus, variétés, familles), et toutes les lignées y contribuent. Une telle biodiversité dynamique résulte des actions combinées de l’émergence, de l’extinction et de la divergence des lignées.
Deux mécanismes sont impliqués dans la production de diversité : les entités (populations, variétés) doivent être suffisamment isolées pour se différencier (sous l’effet de la sélection naturelle et/ou de la dérive génétique), mais suffisamment d’échanges doivent subsister entre elles pour que leurs diversités génétiques ne s’appauvrissent pas.
Ainsi, la production de biodiversité résulte d’un subtil équilibre entre isolement et interconnexion. Cette vision dynamique nous oblige à intégrer le changement dans nos perspectives et à nous intéresser aux mécanismes de production de diversité plutôt qu’aux entités elles-mêmes.
En quelques centaines de millions d’années, le processus naturel d’évolution a produit une multitude de formes vivantes, dont chacune possède des potentialités évolutives importantes. Pendant des milliers d’années, les paysans du monde entier ont cultivé certaines des plantes issues de ce processus, et en ont encore augmenté la diversité. Comment ont-ils fait ? En cultivant des espèces dans un cadre d’isolement et d’échanges, en cohérence avec la dynamique de production de biodiversité.
La domestication des plantes a historiquement été permise par le maintien des échanges entre les formes cultivées et sauvages, avant que chaque cultivateur sélectionne ses propres semences. Chaque lot de semences avait son individualité génétique, dont la diversité était maintenue par un système d’échanges entre paysans. Les mécanismes essentiels à la production de biodiversité étaient à l’œuvre, générant une immense diversité de formes.
Les ressources génétiques ainsi produites nous sont précieuses. C’est sur elles que reposent les possibilités de sélection futures de ces plantes, qui permettront d’en augmenter encore les potentialités et de mieux répondre à nos besoins (maladies, sécheresses).
Au XIXe siècle, le système a été bouleversé. Les agriculteurs se sont spécialisés : d’un côté ceux qui produisent les semences, et de l’autre ceux qui les exploitent. À partir de ce moment, les plantes n’étaient plus reproduites que dans les champs des semenciers.
Rapidement, le nombre d’entreprises semencières n’a cessé de décroître à cause des phénomènes de concentration industrielle, et avec elles la diversité des variétés disponibles. Les industries agrochimiques ont également décidé d’investir dans la niche. Ceci a mené à l’apparition de géants, tels que Monsanto et Bayer Corporation. Par conséquent, le nombre de plantes reproduites est désormais en chute libre.
Cette pratique d’« amélioration des plantes » a eu momentanément des effets positifs sur les productions agricoles. Des pays comme la France sont passés du statut d’importateur à celui d’exportateur dans le domaine agricole. Tout semblait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes, jusqu’au jour où la question de l’« érosion des ressources génétiques » fut soulevée.
L’ensemble de ce nouveau système reposait sur la diversité existante des formes vivantes. Or, l’innovation génétique ne pouvait plus se produire que chez les sélectionneurs, qui représentent une part infime de l’entière communauté d’agriculteurs. Ils ne peuvent pas remplacer l’immense territoire d’évolution représenté par l’ensemble des champs cultivés historiquement.
Aujourd’hui, nous exploitons ces ressources sans les maintenir (agriculture « minière »). Manifestement renouvelables pendant bien longtemps, elles sont désormais devenues épuisables. Pour faire face à cette situation, nous voyons deux voies d’action possibles.
Les humains peuvent croire que leur technologie palliera la perte de diversité et de ressources. Les biotechnologies permettront en effet de rechercher les gènes dont nous aurons besoin dans toutes sortes d’organismes (bactéries, poissons, plantes, etc.) pour faire face, au coup par coup, à chacune des difficultés rencontrées.
Dans cet état d’esprit, il est essentiel de mettre la main sur les ressources génétiques existantes. Cet héritage peut alors être conservé dans un immense congélateur souterrain, où les gènes resteront à notre disposition pendant longtemps. Si l’on suit cette logique, les progrès technologiques doivent être favorisés. Le profit des entreprises innovantes doit être maximisé, et pour cela, elles doivent conserver l’exclusive propriété sur les ressources génétiques qu’elles exploitent.
C’est dans un tel contexte que le brevet sur l’insertion de gènes dans les plantes a finalement été accepté et promu. Cette voie est celle mise en avant par les firmes de biotechnologie, et suivie par une majorité d’États.
Elle est fondée sur la croyance que la technologie humaine deviendra suffisamment puissante, en un temps suffisamment court, pour remplacer les processus naturels de production de biodiversité. La croyance que la diversité d’aujourd’hui sera suffisante pour faire face à tous nos besoins futurs, que la biodiversité est un système fixe, dont les ressources génétiques doivent être conservées en leur état actuel.
À l’inverse, les humains peuvent croire en la supériorité des processus naturels qui ont généré la biodiversité. Ces mécanismes en action depuis des milliards d’années, produisant constamment de nouvelles formes de vie en constante évolution dans des conditions toujours changeantes. Fondée sur une vision dynamique de la biodiversité, cette voie la promeut vivante et en évolution. Dans cet état d’esprit, la priorité urgente est de remettre en route le processus dynamique de production de biodiversité.
Pour les plantes cultivées, ceci implique de redonner aux agriculteurs la pleine et libre possession de leurs semences. Il s’agit de développer des techniques de sélection participative, dans lesquelles les connaissances modernes de la biologie, de la génétique, de l’écologie et de l’agronomie seraient mises en œuvre pour développer la production agricole.
Chaque agriculteur participerait à la sélection des plantes cultivées, de façon concertée et optimisée. Un tel système pourrait inclure des démarches biotechnologiques, mais sans aucun monopole sur les ressources génétiques pour assurer une production maximale de diversité. Un tel système serait donc incompatible avec le maintien des brevets sur l’insertion de gènes dans les plantes.
Pierre-Henri Gouyon, Chercheur, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) et Andréa Thiebault, Postdoctoral fellow, Nelson Mandela University
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.