Plusieurs publications ont récemment alerté sur la diminution inquiétante des populations d’insectes. L’analyse d’un échantillonnage de près de 30 ans en Allemagne ou encore la compilation de la littérature internationale révèlent un risque d’extinction pour de nombreuses espèces.
Il n’est bien sûr pas surprenant que la destruction d’habitats naturels, la détérioration des écosystèmes et l’uniformisation des milieux de vie mettent en danger les organismes qui y vivent. Mais il était temps de le quantifier et de se préoccuper du sort des invertébrés. La disparition de grands mammifères ou d’oiseaux est généralement bien plus médiatisée, ces espèces apparaissant comme un patrimoine naturel qu’il s’agit de préserver.
Aussi l’annonce de la disparition d’espèces peu emblématiques offre-t-elle l’opportunité de réfléchir à la signification de la biodiversité entomologique.
Les insectes sont à cet égard très édifiants : cette classe d’invertébrés représenterait en effet à elle seule plus de 64 % des espèces vivantes. Présents dans presque tous les milieux (y compris nos villes), de tailles et de mœurs très différentes, les insectes ont dans nos cultures des statuts très contrastés.
On y trouve des espèces dites « utiles », car auxiliaires de notre agriculture, ou de sérieux compétiteurs qualifiés de « nuisibles » – comme les punaises et les moustiques qui mettent en danger la santé humaine. Notre rapport aux insectes est bien souvent affectif : la beauté des papillons nous émeut mais les mouches ou les cafards nous apparaissent repoussants. D’autres espèces, dites « envahissantes », menacent quant à elles la biodiversité indigène.
Mais pourquoi y a-t-il autant d’espèces d’insectes ? Et en quoi la disparition de certaines d’entre elles serait-elle un problème ? Pourquoi s’embarrasser de plus de 3 500 espèces de moustiques ? Les insectes risquent-ils vraiment de disparaître ?
Nombreux sont les insectes qui mangent des plantes ; et, en se diversifiant au cours du temps, les végétaux terrestres ont constitué pour ces herbivores une immense variété de micro-habitats et de ressources à exploiter. Racines, rhizomes, tiges ou troncs, feuilles, jeunes fruits, graines représentent des sources de nutriments extrêmement diverses.
Pour l’insecte, chaque partie de la plante constitue un micro-habitat, caractérisé par sa température, son degré d’humidité, l’intensité de l’éclairement, etc. Les espèces se succèdent pour exploiter chaque plante au fil des saisons en fonction de sa valeur nutritive. En Europe, près de 300 espèces différentes d’insectes phytophages peuvent ainsi être associées à l’exploitation du chêne – comme le balanin qui perfore les glands ou la tordeuse verte dont les chenilles broutent les feuilles.
Au cours de leur longue histoire évolutive, les insectes ont dû constamment s’adapter pour exploiter plus efficacement ces plantes, en consommant également les tissus « difficiles », riches en cellulose, en silice ou en tanins, tout en contournant les défenses chimiques de la plante. Dans cette longue sélection réciproque, des combinaisons efficaces de gènes ont été sélectionnées. Pour éviter de diluer les « bons » gènes à chaque génération, mieux vaut se reproduire entre soi : c’est ce qu’on appelle « l’isolement reproducteur » qui préserve les combinaisons de gènes les plus efficaces.
La spécialisation est donc l’une des clés pour comprendre le sens de la biodiversité entomologique. Ce nombre d’herbivores spécialistes ne doit cependant pas faire oublier que des insectes généralistes comme la punaise verte ou les criquets ont également bien « réussi ». Une espèce plus polyvalente pourra en effet faire face aux changements de son milieu, mieux se défendre contre les pathogènes et se répandre partout sur la planète.
Les écologues inventorient les espèces dans la nature et construisent des indices ou indicateurs de biodiversité ; ces derniers permettent de mesurer le nombre d’espèces différentes ou prennent en compte les abondances relatives de chaque espèce. Cela permet d’évaluer la richesse spécifique d’un milieu et son évolution, qu’elle soit naturelle ou influencée par les activités humaines.
La qualité d’un écosystème ne se mesure toutefois pas au degré de diversité d’espèces animales et végétales qu’il abrite : en Europe, par exemple, une forêt comporte moins d’espèces qu’une prairie, mais l’écosystème de la première n’en est pas moins fonctionnel que celui de la seconde. Par ailleurs, des processus spontanés modifient les écosystèmes sur des durées, parfois longues pour notre échelle humaine. L’évolution « naturelle » des milieux ne s’accompagne pas nécessairement d’un gain en nombre d’espèces. Ceci nous éloigne du concept d’équilibre naturel – généralement considéré comme une valeur désirable – au sein duquel chaque espèce d’insecte trouverait une place stable grâce à un jeu nul d’interactions, au profit d’une vision plus dynamique et fonctionnelle de la biodiversité.
En réalité, chaque organisme vivant « choisit » les espèces avec lesquelles il interagit. Les végétaux en produisant des substances toxiques contribuent par exemple à réduire les populations d’insectes. On évoque souvent la pollinisation comme un exemple d’interactions positives entre les plantes à fleurs et les insectes. Mais, là encore, les plantes à fleurs savent se montrer sélectives et tous n’ont pas accès à leur précieux nectar : la longueur et le diamètre de la corolle sélectionnent les insectes en fonction de la taille de leur « langue », les plantes se trouvant ainsi assurées de ne pas gaspiller leur nectar pour des pollinisateurs peu fidèles ou porteurs d’un pollen incompatible.
Les orchidées ont ainsi perfectionné le système en produisant des signaux odorants et visuels qui n’attirent que certaines espèces d’insectes ; ces signaux sont si puissants que l’insecte visite les fleurs même en l’absence de récompense ! L’orchidée fait ainsi l’économie de la récompense et est assurée de recevoir du pollen compatible.
Les interactions entre espèces dans un même milieu naturel ont été souvent pensées en termes de compétition (pour les ressources) ou de prédation (une espèce en exploitant une autre). Mais, comme nous l’avons vu pour la pollinisation, les interactions « positives » sont extrêmement nombreuses, bien qu’il existe des tricheurs.
Elles impliquent une forte interdépendance au sein des écosystèmes. À l’échelle de notre durée de vie, nous observons les mêmes insectes d’une année sur l’autre à la même période. Mais les relations entre plantes et insectes sont en fait en constante évolution. Une plante fabrique une substance chimique pour se protéger des insectes phytophages, qui à leur tour doivent s’adapter.
Admettre que la biodiversité entomologique ne soit pas un équilibre stable à l’intérieur des écosystèmes ne signifie pas que tout soit possible. Lorsque les milieux ou l’environnement changent, la flore et la faune se modifient également. Si une espèce périclite, par exemple après l’émergence d’un pathogène, une espèce opportuniste pourra prendre sa place ; mais ces réajustements prennent du temps.
Les conséquences de l’altération des milieux peuvent être très difficiles à percevoir à court terme. Par exemple, les variations des populations de micro-insectes détritivores en réponse à la pollution du sol passent tout d’abord inaperçues. Mais elles ont des conséquences sur la décomposition et le recyclage de la matière organique. Si le changement dans l’environnement est trop rapide ou trop important, la biodiversité ne peut plus jouer son rôle de réservoir d’espèces de substitution ou d’innovations biologiques.
On sait aujourd’hui que l’action humaine sur les écosystèmes naturels est très rapide. Très tôt dans l’histoire du vivant, elle a joué un rôle important en détruisant beaucoup d’habitats mais aussi en fabriquant de nouveaux milieux de vie. En colonisant à peu près toute la planète, elle se comporte à la manière de ces espèces invasives qui supplantent les espèces indigènes. Il est ainsi très difficile de trouver un milieu « naturel » qui n’aurait pas été modifié par les êtres humains et puisse servir « de référence ».
La puissance des moyens mis en œuvre et la rapidité de ces changements ne laissent pas le temps au réservoir d’innovation que constitue la biodiversité de rétablir le fonctionnement des écosystèmes. Dans son ouvrage publié en 2006 Un éléphant dans un jeu de quille, l’écologue Roger Barbault a très bien décrit les rapports de l’humanité avec la biodiversité : nous avons poussé très loin l’exploitation de quelques plantes cultivées, un peu à la manière des insectes spécialistes. Mais, comme la pyrale du buis dont les populations finissent par s’effondrer localement par épuisement de sa plante-hôte, nous sommes aujourd’hui confrontés aux limites de ce fonctionnement.
Avec plus d’un million d’espèces connues, la biodiversité entomologique nous apparaissait inépuisable. Elle ne l’est pas mais je ne crois pas pour autant que les insectes disparaîtront. Le risque est plutôt de voir se développer quelques espèces parmi les plus généralistes et adaptables dans des milieux desquels nous aurons éliminés tous leurs compétiteurs ou ennemis naturels. La fourmi d’Argentine, capable de former des super-colonies, semble ainsi très bien adaptée aux milieux anthropisés. Compétiteur redoutable, elle en élimine les quelques espèces d’arthropodes qui pourraient s’opposer à son expansion et devient alors un compétiteur pour l’espèce humaine.
Notre relation au vivant s’est construite sur une opposition entre le « naturel » et le « civilisé ». Dans ce cadre de pensée, maîtriser la nature grâce à la technologie est le plus souvent évalué positivement. Ce faisant, nous oublions que les lois physiques s’appliquent à notre technologie et que l’économie ne peut dicter ses propres lois indépendamment des ressources disponibles.
Nous reconnaissons de mieux en mieux l’importance des insectes et les écoservices qu’ils nous rendent – pollinisation des plantes cultivées, élimination des phytophages, recyclage de la matière organique. Plutôt que d’opposer des milieux « naturels » aux milieux « humains », il nous faut admettre que nos civilisations s’intègrent dans des milieux de vie préexistants. Et des milieux urbains bien aménagés peuvent tout à fait constituer des mosaïques de micro-habitats pour les insectes et favoriser la conservation d’une diversité d’arthropodes.
Le débat suscité autour de la disparition des insectes est une bonne chose. L’urgence est grande, mais il ne faut pas qu’un discours catastrophiste obscurcisse le débat. Entre expansion du moustique tigre, des tiques, des processionnaires, des punaises diaboliques… et disparition des papillons et des abeilles, les informations que nous recevons sont complexes.
Face à un choix de société et aux inévitables conflits d’usage, c’est au politique d’agir et de réguler. Admettre que l’homme évolue dans un milieu vivant en constante évolution, qu’il doit en tirer son alimentation et parfois s’en protéger et que ce milieu n’est pas inépuisable passe par l’éducation. La biodiversité, y compris celle des insectes, ne doit pas être vue comme un patrimoine figé. Elle est le fruit de millions d’années au cours desquelles des solutions à des problèmes complexes ont été élaborées par l’évolution biologique.
Michel Renou, Directeur de recherche en biologie des insectes, Inrae
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.