Alors que le tribunal administratif de Paris vient de reconnaître dans le cadre de l’« Affaire du siècle » une « carence fautive » de l’État face au changement climatique, la transition énergétique est aujourd’hui présentée comme « en panne ». En tous cas, insuffisante par rapport aux engagements pris, notamment avec l’Accord de Paris.
Et pourtant la France a beaucoup œuvré pour la conclusion de cet accord. Et elle dispose d’une feuille de route détaillée pour la décarbonation de son économie : la stratégie nationale bas carbone. Suite à la publication en 2018 du rapport 1,5 °C du GIEC, cette stratégie a été revue pour marquer l’adoption de l’objectif plus ambitieux de « neutralité carbone » en 2050. Pour atteindre cette neutralité, la France devra diviser par 6 ses émissions de gaz à effet de serre (par rapport à 1990).
Comment expliquer cet écart à la fois entre les intentions et les actes et entre les actes et les résultats concrets ?
Est-ce par manque de vision, de volonté politique, de moyens, ou d’adhésion des citoyens ? Est-ce encore parce que, comme l’avancent certains, les lobbys industriels feraient tout ce qui est en leur pouvoir pour freiner cette transition qui menacerait leurs modèles d’activité et leurs profits ? La réalité est, comme toujours, plus complexe !
Toutes les explications déjà avancées ont sans doute une part de vérité. Mais ce serait facilité, ou paresse, que de s’arrêter là et de ne pas examiner avec plus de soin les leviers de la transition, mais aussi les difficultés rencontrées et les défis à relever.
Pour les difficultés, on pourrait les résumer en reprenant le titre de l’ouvrage du sociologue Michel Crozier paru en 1979 : on ne change pas la société par décret. Pour les solutions, il y a tout lieu de penser qu’il n’y a aucune formule miracle, ni du côté des options à mettre en œuvre, ni de celui des moyens à mobiliser par les politiques publiques.
Il faut cesser par exemple d’opposer solutions technologiques et solutions comportementales : le débat entre « technophiles » et « comportementalistes » est certainement plus paralysant qu’utile. Le défi climatique est tellement difficile à relever qu’il demandera ET des changements de comportement ET des innovations technologiques ET des améliorations des institutions pour la gouvernance de la transition.
Exclure une de ces options serait le plus sûr moyen de rater la cible.
Toutes les études de prospective explorant les voies de la « décarbonation profonde » des économies concourent pour identifier quatre leviers principaux : la sobriété, l’efficacité, la décarbonation de l’énergie et, enfin, les « transferts d’usage » – soit le remplacement des équipements alimentés aux énergies fossiles par ceux utilisant de l’électricité ou des gaz décarbonés.
C’est pour faire face aux chocs pétroliers que les premières mesures de sobriété énergétique ont été avancées dans les années 70. Les citoyens étaient incités – voire contraints – à réduire leurs consommations via des changements de comportement.
C’était l’époque de la « chasse au gaspi » et des campagnes de l’Agence française de la maîtrise de l’énergie (l’actuelle Ademe) demandant aux automobilistes de réduire l’allure et aux habitants de mettre un pull ! Plus tard dans les années 2000, avec la conscience grandissante de la nécessité de réduire la consommation d’énergie pour lutter contre le réchauffement climatique, la sobriété énergétique gagne de l’importance. En France, c’est notamment l’association NegaWatt qui popularise ce concept.
La sobriété énergétique regroupe à la fois des comportements individuels (porter un pull plutôt que surchauffer en hiver son logement à 21 ou 22 degrés) et collectifs (aménagement des territoires en faveur des mobilités douces). Elle concerne tous les secteurs, peut s’appliquer par différents moyens avec plus ou moins d’intensité. Elle suppose un effort d’information et d’éducation important, permettant de limiter les gaspillages et de réaliser, au passage, des économies financières.
La généralisation de ces comportements n’est toutefois pas sans poser problème : tout le monde ne souhaite pas ou ne peut pas être sobre par un simple effort de volonté.
Il y a ceux qui sont dans une situation de précarité. Dans les situations les plus extrêmes, certains ménages sont contraints à sous-chauffer leur logement ou à limiter leurs déplacements. Il y a aussi ceux qui n’ont pas les moyens techniques de devenir plus sobres en énergie. Pensons à la dépendance à l’automobile de beaucoup des gilets jaunes. Enfin une partie de la population ne souhaite pas faire ces efforts et préfère le confort du statu quo.
Si la sobriété énergétique permet de réduire les consommations énergétiques par des changements de comportements, l’efficacité énergétique y parvient grâce à des améliorations technologiques, à niveau de confort inchangé. Tout comme la sobriété, elle concerne tous les secteurs.
Pour reprendre l’exemple précédent du chauffage, l’installation d’une chaudière performante, permettra, moyennant investissement, de réduire les consommations sans pour autant modifier la température de chauffe du logement. Les scénarios de l’Ademe indiquent que si « partout et toujours » les équipements les plus efficaces étaient employés, alors nous obtiendrions une très forte réduction des consommations énergétiques.
Mais les potentiels mobilisables ne sont pas toujours les potentiels théoriques et l’efficacité énergétique rencontre aussi des difficultés d’application et de résultats.
L’isolation des parois peut par exemple représenter un investissement très important avec, parfois, un faible retour sur investissement, ce qui limite son application.
Plus important peut-être : lorsque les mesures sont appliquées, les gains énergétiques sont souvent compensés par des gains dits de confort : “le logement est mieux isolé et, à facture égale, il y fait plus chaud… on va enfin pouvoir se chauffer correctement !”
Il faut alors parvenir à combiner les actions de sobriété et d’efficacité énergétique pour obtenir des résultats significatifs. Et reconnaître l’importance d’une offre énergétique décarbonée…
Pour limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C comme le préconisent les experts du GIEC dans leur rapport de 2018, il faut viser la neutralité carbone mondiale, soit l’équilibre entre les émissions résiduelles et les absorptions de carbone induites par l’homme dans les forêts, les sols ou des réservoirs souterrains. Et cela peu après le milieu du siècle.
La France et l’Europe ont fixé cet objectif dès 2050. Il impose clairement de changer du tout au tout nos sources d’énergie en remplaçant quasi totalement les énergies fossiles par des énergies non carbonées.
Parmi ces dernières, les énergies éolienne et solaire ont aujourd’hui « le vent en poupe ». Elles sont abondantes, mais présentent l’inconvénient d’être intermittentes. Cette variabilité naturelle, pour des énergies transformées en électricité, pose le problème de l’adéquation en permanence entre l’offre et la demande sur le réseau.
Il existe d’autres sources renouvelables « pilotables » (c’est-à-dire produisant « à la demande »), comme l’hydraulique et la biomasse. Elles sont utiles, mais présentent des limites en matière de capacités : le potentiel hydraulique est largement équipé en France, la production des bioénergies entre en compétition avec l’agriculture pour l’utilisation des sols ou le maintien des forêts.
Il faut donc explorer de nouveaux systèmes technologiques qui permettront de stocker, en grande quantité et de manière intersaisonnière, voire interannuelle, les “énergies renouvelables variables” lorsqu’elles sont en excédent. Et elles seront d’autant plus souvent excédentaires que les capacités installées seront importantes. Les stations de pompage, les batteries (y compris celles des véhicules électriques), l’hydrogène et le méthane de synthèse constituent les principales « briques technologiques » à explorer.
Ces systèmes énergétiques du futur constituent un élément central dans le débat entre les tenants d’un futur 100 % renouvelables et ceux qui maintiennent que le nucléaire constitue un atout maître pour la décarbonation à long terme des systèmes énergétiques. Cela parce que c’est une source d’énergie bas carbone, dense et pilotable.
Mais pour ce faire, le nucléaire devra retrouver des conditions de compétitivité économique qui ont été perdues avec les premiers réacteurs de troisième génération. Ceux-ci pourront-ils être optimisés ou l’avenir viendra-t-il de l’innovation et des nouveaux concepts – les petits réacteurs modulaires ou encore la « quatrième génération » avec les réacteurs à sels fondus ?
Le débat sur l’équilibre à trouver entre renouvelables et nucléaire s’inscrit dans de multiples dimensions : le rapport des potentiels renouvelables à la demande totale ; les coûts des différentes options de production, et de plus en plus des dispositifs associés (stockage, électrolyseurs pour produire de l’hydrogène, usines de gaz de synthèse) ; la question de la sûreté des installations et des déchets. Enfin, dans une perspective internationale, on ne peut ignorer les enjeux industriels de la maîtrise des différentes technologies.
Dans tous les cas, les équipements chez l’utilisateur devront être adaptés pour consommer principalement de l’électricité et du gaz décarboné.
C’est particulièrement le cas du transport terrestre qui représente aujourd’hui en France le premier secteur pour les émissions de CO2. Pour les véhicules légers utilisés principalement pour de courts trajets quotidiens et qui restent de nombreuses heures à l’arrêt, la conversion du parc de véhicules thermiques vers l’électrique a commencé, et elle devra s’accélérer. Elle permettra par ailleurs de stocker, via les batteries des véhicules, de l’énergie renouvelable intermittente.
Concernant les trajets de plus longue distance et/ou pour des véhicules plus lourds, la conversion du parc vers des véhicules à « hydrogène » équipés de piles à combustible, constitue une solution… à condition évidemment que l’hydrogène soit produit à partir d’une électricité elle-même décarbonée.
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La difficulté est ici de savoir comment synchroniser le développement de ces nouvelles solutions énergétiques, d’une part avec le déploiement des énergies renouvelables, d’autre part avec le développement des infrastructures de recharge ou, pour l’hydrogène, de transport-distribution.
Le timing des différents investissements doit absolument être maîtrisé, au risque de perdre des technologies dans la « vallée de la mort des innovations ».
Dans le cas de la mobilité hydrogène, le projet Zero Emission Valley en Auvergne Rhône-Alpes fait précisément le pari du développement en phase de la production d’hydrogène vert et du déploiement des bornes de recharge pour les véhicules compatibles.
S’il est clair que la transition passe par le désinvestissement des énergies fossiles, qui permettra de dégager d’énormes potentiels de financement, l’investissement dans les solutions décarbonées doit aujourd’hui rester diversifié.
Car aucun des quatre piliers ne constitue en lui-même une « balle en argent » qui permettrait de terrasser les énergies fossiles ! Répétons-le : aucune technologie n’apporte de solution miracle, car chacune se heurte à des contraintes d’acceptabilité, de potentiel, d’économie, de fiabilité ou de sécurité.
Les quatre piliers ne peuvent donc constituer que des éléments complémentaires dans un « bouquet » de solutions.
C’est bien de ce point de vue qu’il faut se garder de l’opposition entre les tenants de « la sobriété au-dessus de tout » (les comportementalistes) et les tenants de « la technologie avant tout » (les technophiles). Devant l’urgence qui augmente et les difficultés rencontrées, seules des stratégies mobilisant tous les moyens, dans un équilibre efficace, mais adaptatif, peuvent conduire à un (relatif) succès.
Patrick Criqui, Directeur de recherche émérite au CNRS, Université Grenoble Alpes (UGA) et Carine Sebi, Professeure Associée et coordinatrice de la Chaire "Energy for Society", Grenoble École de Management (GEM)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.