Les études scientifiques sur la calotte antarctique et son influence sur le niveau des mers se sont multipliées ces dernières années. Le progrès des connaissances et des techniques a conduit à des découvertes capitales depuis les années 1990, et la compréhension des mécanismes en jeu a drastiquement changé en quelques décennies. Notamment, les réactions de la calotte au changement climatique se sont avérées beaucoup plus importantes que celles estimées auparavant. Ces découvertes sont encore aujourd’hui en plein développement.
Rappelons que la calotte antarctique est une énorme masse de glace qui s’étend sur une surface d’environ 25 fois la France métropolitaine et qui repose sur un continent largement immergé au pôle Sud de notre planète. Cette calotte contribue à l’évolution du niveau des mers par deux voies : elle stocke de la glace par accumulation de neige à sa surface, ce qui tend à diminuer le niveau des mers, et elle libère de la glace par écoulement des glaciers vers l’océan, ce qui tend à élever le niveau des mers.
Lorsque le climat est stable sur plusieurs milliers d’années, les pertes de masse par écoulement glaciaire compensent l’accumulation de neige. La calotte est alors à l’équilibre, elle ne modifie pas le niveau des mers.
Au cours d’un débat dans l’émission télévisée Les Dossiers de l’Écran en 1979 face à Jacques-Yves Cousteau et Haroun Tazieff, le climatologue Claude Lorius explique que les émissions de gaz à effet de serre et un réchauffement climatique associé de 2 à 3 °C n’aurait « pas d’incidence catastrophique » sur la calotte antarctique. Ce point de vue reflète alors celui de la majorité de la communauté scientifique internationale, avec l’idée que la masse de la calotte antarctique ne varie fortement qu’aux échelles des grands cycles glaciaires, c’est-à-dire sur des périodes de dizaines de milliers d’années.
La possible accélération des glaciers d’Antarctique de l’Ouest à l’échelle de quelques siècles en conséquence des émissions de gaz à effet de serre est malgré tout soulevée par quelques chercheurs, mais cette idée reste relativement peu étudiée pendant plus de deux décennies.
Dans les années 1980 et 1990, la vision majoritaire est que l’écoulement des glaciers ne changera probablement que très peu en réponse aux émissions de gaz à effet de serre au cours du 21e siècle, mais que les chutes de neige pourraient être plus importantes dans un climat plus chaud, si bien que l’Antarctique aurait tendance à faire baisser le niveau des mers global.
Les trois premiers rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), en 1990, 1996 puis 2001, prévoient ainsi qu’en stockant davantage de glace, l’Antarctique fera diminuer le niveau des mers planétaire de 5 à 8 cm entre 1990 et 2100, pour des scénarios de réchauffement climatique planétaire de 2 à 3 °C.
La connaissance du continent antarctique est alors fortement limitée par le faible déploiement instrumental, du fait de son climat extrêmement rude et de son accès difficile. À partir des années 1990, le déploiement de nouveaux types de satellites révolutionne la compréhension de l’écoulement de la glace antarctique en apportant une vision globale des changements de masse de la calotte par mesure de ses vitesses de surface (interférométrie radar), de ses changements de volume (altimétrie), puis de ses changements d’attraction gravitationnelle (gravimétrie).
Ces observations révèlent une accélération importante de l’écoulement des grands glaciers émissaires de l’Antarctique de l’Ouest et de la péninsule antarctique. Les pertes de masse antarctique représentent 4 mm d’élévation du niveau des mers entre 1992 et 2011 (vingt ans) et une contribution de même ampleur pour les six années suivantes, soit 18 % de l’élévation totale du niveau des mers pour la période 2012–2017.
Cette perte de masse de la calotte ne s’explique pas par des changements d’accumulation de neige ou de fonte à la surface de la calotte, mais par un écoulement de glace plus important vers l’océan, provoqué par une augmentation de la fonte de la glace au contact avec l’océan. En effet, les glaciers d’Antarctique débouchent dans la mer en formant des plates-formes flottantes.
Ces plates-formes sont généralement confinées dans des baies et exercent une pression sur le glacier en amont. Par cet effet, elles jouent un rôle de verrou pour l’écoulement de la glace, similaire au rôle du bouchon pour une bouteille couchée. Une augmentation de la fonte sous ces plates-formes suite à un réchauffement de l’océan provoque leur affaiblissement et l’accélération des écoulements de glace vers l’océan.
Les modèles numériques d’écoulement glaciaire des années 1990 ne sont pas capables de prédire cette accélération des glaciers car ils reposent sur des approximations qui rendent l’écoulement peu sensible aux changements climatiques rapides (quelques décennies à centaines d’années). Devant ce constat, l’ensemble de la communauté glaciologique doit changer sa façon de concevoir l’écoulement de la calotte antarctique, tant d’un point de vue théorique que numérique.
Vers la fin des années 2000, les premiers modèles commencent à simuler des changements d’écoulements glaciaires à l’échelle de quelques décennies en représentant correctement le lien entre les contraintes mécaniques et le flux de glace dans la zone où les glaciers se mettent à flotter.
Ces progrès importants permettent au GIEC de commencer à prendre en considération l’évolution de l’écoulement glaciaire dans les prédictions de niveau des mers au cours du XXIe siècle dans leurs rapports de 2007 et 2013. En 2007, le GIEC estime que les changements d’écoulements glaciaires pourraient compenser la moitié de la diminution de niveau des mers liée à l’augmentation des chutes de neige pour un réchauffement climatique global de 2 °C à 3 °C.
Dans l’estimation suivante, en 2013, la contribution du changement d’écoulement glaciaire au niveau des mers prend le dessus sur la contribution liée à l’augmentation des chutes de neige, si bien que l’Antarctique a désormais tendance à faire monter le niveau des mers dans les prévisions pour le XXIe siècle.
Cependant, le GIEC souligne que l’évolution de l’écoulement de la calotte en réponse au réchauffement climatique est la principale source d’incertitude sur l’évolution future du niveau des mers. En effet, si l’on connaît désormais beaucoup mieux l’écoulement glaciaire, de grandes questions restent ouvertes sur les interactions entre la glace et l’océan ou l’atmosphère.
La première question ouverte concerne l’évolution de la fonte sous les plates-formes de glace. La connaissance de la fonte sous-glaciaire reste très limitée, en partie du fait du manque d’observations. Aujourd’hui, on commence à mieux comprendre les interactions entre la glace et l’océan grâce à des modèles numériques dédiés, l’utilisation indirecte de multiples données satellites, et aux robots sous-marins.
Cependant, on simule encore mal les interactions entre la glace et l’océan (par exemple les effets de marée), si bien que l’évolution future de la fonte sous-glaciaire en réponse au réchauffement de l’Océan austral reste encore très incertaine.
Le processus de fonte est rendu encore plus complexe par l’effet de l’eau libérée par la calotte sur l’océan et le climat. Deux études récentes, de 2018 et 2019, suggèrent qu’une grande augmentation de la fonte sous-glaciaire et des décharges d’icebergs résultants pourrait amplifier le réchauffement de l’océan sous les plates-formes glaciaires, et donc la fonte, en changeant la stratification thermique des mers entourant l’Antarctique.
Toutefois, l’importance de ces effets reste encore très difficile à estimer précisément car les modèles numériques de climat utilisés pour ces applications ne représentent pas explicitement les interactions entre l’océan et la glace.
Une autre grande question concerne l’augmentation future de la fonte en surface des plates-formes et de son impact sur la stabilité des glaciers. En marge de la calotte, il arrive qu’il fasse suffisamment chaud pour que la neige ou la glace fonde et ces événements pourraient devenir plus fréquents dans un climat plus chaud. Dans ce cas, l’eau peut soit s’écouler directement vers l’océan, soit former des lacs ou s’infiltrer dans des crevasses.
Si ces dernières se remplissent, la pression exercée par l’eau en regelant peut favoriser la fracture d’une plate-forme glaciaire et ainsi engendrer une accélération rapide des glaciers, de façon similaire à celle provoquée par une augmentation de la fonte océanique.
En 2016, une étude suggère qu’il est indispensable de considérer la fracturation des plates-formes et l’effondrement des falaises de glace au front du glacier pour reproduire l’élévation du niveau des mers quelques centaines de milliers à millions d’années en arrière. En prenant en compte ce mécanisme et son évolution dans un climat plus chaud, les auteurs trouvent que l’élévation du niveau des mers causée par l’Antarctique aurait 50 % de chances de dépasser 46 cm pour un réchauffement climatique planétaire de 1 à 3 °C sur la période 1990-2100, et 79 cm pour un réchauffement de 3 à 5 °C.
Ces résultats ont récemment été remis en question par une autre étude montrant qu’il est en fait possible de reproduire les évolutions du niveau des mers récentes et anciennes sans recourir au processus d’effondrement des falaises de glace. Cette étude montre que sans ce processus, le niveau des mers a 95 % de chances de ne pas s’élever de plus de 21 cm pour un réchauffement climatique planétaire de 1 à 3 °C sur 1990-2100, et de plus de 39 cm pour un réchauffement de 3 à 5 °C. Ces estimations sont cohérentes avec d’autres études ne représentant pas la fracturation de la glace et l’instabilité des falaises.
Pour autant, le phénomène de fracturation des plates-formes par la fonte de surface existe, et l’effondrement des falaises de glace reste un processus plausible. L’une des priorités dans les années à venir sera de comprendre de façon plus précise comment ces phénomènes fonctionnent, et comment ils sont influencés par le réchauffement climatique, au même titre que la fonte océanique. Ces avancées permettront d’affiner les prédictions de la contribution de l’Antarctique au niveau des mers.
Même si des incertitudes perdurent, le fait que l’évolution de l’Antarctique contribue à l’augmentation du niveau des mers fait désormais consensus. Et il est important de noter que cette contribution, tout comme les autres causes d’élévation du niveau des mers (expansion thermique de l’océan et fonte des glaciers de montagne et du Groenland), sera d’autant plus importante que les émissions de gaz à effet de serre seront élevées.
Nicolas Jourdain, Climatologue, chargé de recherches CNRS à l'Institut des géosciences de l'environnement à Grenoble, Université Grenoble Alpes et Cécile Agosta, Chercheuse spécialiste du climat Antarctique, Institut Pierre-Simon Laplace
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.