Dès la fin des années 1990, l’apparition de projections issues de modèles climatiques a permis aux scientifiques de calculer l’impact des variations de température et des précipitations futures sur de nombreuses variables géophysiques – comme les débits des rivières ou les rendements agricoles.
Les efforts constants de la recherche en ce domaine, et les progrès informatiques, ont également permis d’affiner les méthodologies et d’étendre progressivement la connaissance des impacts futurs à des secteurs plus diversifiés, ainsi qu’à estimer par différentes méthodes l’impact potentiel sur l’économie.
Si le sujet est hautement débattu et les méthodologies varient, des résultats robustes ressortent tout de même. Ainsi le dernier rapport du GIEC estime qu’il y a plus de 60 % de chance que la limitation du réchauffement global à +1,5 °C au lieu de +2 °C engendre une économie à l’échelle du globe de plus de 20 000 milliards de dollars.
Parallèlement, la recrudescence d’événements climatiques extrêmes dans la dernière décennie a fait prendre conscience, à de nombreux responsables d’entreprises et investisseurs, du caractère concret des effets du changement climatique.
Les événements climatologiques (sécheresses et incendies par exemple), hydrologiques et météorologiques (tempêtes) ont généré 142 milliards de dollars de pertes annuelles en moyenne sur la période 2007-2017, contre 43 milliards sur la période 1980-1990.
Les gestionnaires d’actifs et les sociétés d’assurance se sont donc intéressés aux risques financiers que le changement climatique futur fait peser sur leurs activités.
On distingue habituellement deux types de risques financiers associés au changement climatique : les « risques de transition », associés aux dynamiques de transition bas carbone (politiques publiques, changement technologique, comportement des consommateurs) – sur lequel nous ne reviendrons pas ici ; et les « risques physiques », associés au changement climatique. La montée du niveau de la mer, l’augmentation des inondations ou des sécheresses, les cyclones sont les principaux risques financiers physiques menaçant les infrastructures, les habitations et les activités économiques.
Signe que cet intérêt croissant pour le changement climatique n’est pas superficiel, les régulateurs nationaux et internationaux de ce secteur ont fortement investi la question.
En France, la loi sur la transition énergétique de 2015 enjoint les entreprises financières de mesurer et gérer les risques financiers climatiques. L’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution suit de près les entreprises du secteur bancaire et assurantiel pour s’assurer qu’elles progressent dans cette voie.
Au niveau international, partant du constat que le changement climatique pouvait représenter une menace pour la stabilité financière, le Conseil de stabilité financière du G20 a fait élaborer une série de recommandations qui font aujourd’hui référence sur la gouvernance, la stratégie, la gestion des risques et les métriques à employer en matière de reporting sur les risques financiers climatiques. Les agences de notation multiplient les rapports généraux ou sectoriels sur le sujet.
Il n’existe toutefois pas à ce jour de méthodes éprouvées d’analyse de l’impact du changement climatique sur les variables d’intérêt pour les institutions financières : probabilité de défaut pour les banques, espérance de profit pour les gestionnaires d’actifs.
Les difficultés méthodologiques sont en effet considérables : absence de données de géolocalisation des actifs détenus par les banques, absence de projections climatiques avec une précision géographique assez fine, incertitudes sur les scénarios climatiques et économiques, faiblesse du recul historique sur les conséquences économiques du changement climatique, manque de modèles d’impact fins pour certains secteurs comme la santé, incertitude sur les capacités d’adaptation des entreprises, difficulté d’agrégation des différents facteurs climatiques…
Il y a donc un effort méthodologique considérable à entreprendre sur ce sujet de la part des acteurs de la finance, en lien avec la recherche en science économique et climatique.
L’intérêt croissant du secteur financier pour les conséquences du changement climatique est susceptible d’avoir des effets d’entraînement positifs sur le terrain.
La réorientation des investissements vers des projets et emprunteurs plus résilients – c’est-à-dire plus aptes à absorber les chocs climatiques – devrait ainsi entraîner une meilleure prise en compte de ces risques par les entreprises directement impactées, et ce dans tous les secteurs : énergie, transport, industrie, agriculture, etc.
L’accès au financement dans de bonnes conditions peut en effet agir comme une incitation forte pour mieux orienter le choix de telle ou telle option de conception sur une infrastructure, le choix de telle ou telle localisation industrielle et peut donc globalement agir en faveur d’une économie plus robuste.
Par ailleurs, la plus grande stabilité des institutions financières et des États, qui demeure la finalité première, ne peut que favoriser la transition réussie vers une économie résiliente. L’instabilité financière n’est jamais bonne pour les investissements de long terme.
Mais on peut aussi craindre que ce même mouvement contribue à dégrader la situation économique et humaine de certaines régions particulièrement exposées.
Avec le retrait des capitaux devenus plus attentifs à ces nouveaux risques, ces territoires pourraient voir leur coût de financement augmenter ou connaître des difficultés croissantes pour financer leurs besoins croissants en investissement d’adaptation, comme les systèmes de protection/adaptation à la montée du niveau de la mer.
En isolant statistiquement la vulnérabilité climatique de nombreux déterminants macroéconomiques, des chercheurs ont par exemple récemment montré que la trentaine de pays les plus vulnérables payerait déjà un surcoût implicite de plus de 1 % sur leur dette souveraine en raison du changement climatique ; cela correspondrait à un coût cumulé de plus de 40 milliards de dollars en intérêt sur les dix dernières années.
Les assureurs, quant à eux, auront de plus en plus de difficultés à couvrir les risques climatiques. Une étude récente montre que la part non assurée des dommages climatiques a été multipliée par quatre depuis les années 1980, et atteint aujourd’hui 100 milliards de dollars par an. Or ces phénomènes de « double peine » – climatique et financière – ne pourront que s’aggraver dans les années à venir.
C’est ici que les institutions financières publiques et banques de développement (comme la Banque mondiale ou l’Agence française de développement) ont un rôle à jouer.
Davantage exposées à ces risques que ne le sont les banques commerciales, du fait de leur mandat de développement international, elles participent naturellement à l’effort de recherche et de développement de méthodes d’analyse de ces risques. Mais elles doivent rester vigilantes et chercher à atténuer les effets négatifs des éventuels retraits de capitaux et les effets d’exclusion systémique des plus vulnérables.
Concrètement, cela implique de rester présent aux côtés des États et régions vulnérables en travaillant à amortir les éventuels surcoûts de financement. Cela exige aussi de financer les investissements d’adaptation nécessaires dont la rentabilité serait insuffisante pour attirer le secteur privé.
Les États devront, quant à eux, jouer un rôle essentiel de protection des populations, de développement des territoires, de soutien aux divers mécanismes d’atténuation et de compensation des risques climatiques, et d’identification des investissements d’adaptation nécessaires.
Vaste programme pour le secteur public, national et international, qui ne pourra pas se contenter des outils d’analyse financière évoqués plus haut, dont la méthodologie d’évaluation est exclusivement monétaire. Et c’est d’ailleurs la deuxième difficulté à laquelle nous sommes confrontés avec le développement de méthodologies d’analyse du risque financier physique : celui d’oublier que le changement climatique est un drame humain avant d’être un enjeu économique.
En appréhendant le problème uniquement ou principalement à travers le prisme de la sphère financière, nous risquons de donner la priorité aux investissements les plus rentables ou les plus solides financièrement, au détriment des investissements qui bénéficieraient le plus aux populations concernées.
À titre d’exemple, les dommages matériels mesurés en dollars du cyclone Matthew de 2016 ont été dix fois moindres à Haïti qu’aux États-Unis, mais c’est à Haïti qu’il y a eu dix fois plus de victimes et une catastrophe humanitaire sans commune mesure avec les difficultés connues aux États-Unis.
La prise en compte par le système financier et bancaire des risques du changement climatique, pour difficile qu’elle soit, est nécessaire à la stabilité financière mais elle ne doit pas faire perdre de vue que l’essentiel se joue ailleurs : dans l’atténuation, bien sûr, mais aussi dans l’adaptation au changement climatique, qui ne consiste pas uniquement à réduire son exposition financière aux conséquences négatives du climat mais également à investir pour l’avenir des hommes.
Philippe Roudier, Chargé de recherche agriculture, climat et sécurité alimentaire, AFD (Agence française de développement) et Laurent Bergadaa, Chargé de recherches Finance climat, AFD (Agence française de développement)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.